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Posté le 20 décembre 2007 dans 38degres, I love you, presse / textes -> lien permanent
Sandrine Maurial, La Chair Entre L’organique Et Le Numérique

Ouvrir peu à  peu le corps de l’image selon un parcours de l’extérieur des corps jusqu’aux peaux internes pour découvrir ce que cache la peau écranique, ce qu’enveloppe cet épiderme pour dévoiler les tissus intérieurs, les chairs numériques. Une fente s’ouvre dans le corps de l’image virtuelle pour la dévoiler et la faire devenir objet de sensualité et de sollicitation des sens. La couleur vient ici faire écran au sens où le terme ‟ couleur ” renvoie à  la notion de ‟ couleur-écran ” dans son acception la plus ancienne. En effet, chroa ou chroia, avant de désigner la couleur, désigne originellement la peau. Chromata se rapporte à  la surface des corps, à  la carnation. Ainsi, des effets de grains se répondent entre le pigment pictural, le pixel écranique et le pigment de la peau qu’il soit représenté ou numérisé. Mais alors comment les arts visuels s’emparent-ils aujourd’hui de cette peau chromatique à  travers l’image du corps?

‟ C’est que l’épaisseur de chair entre le voyant et la chose est constitutive de sa visibilité à  elle comme de sa corporéité à  lui; ce n’est pas un obstacle entre lui et elle, c’est leur moyen de communication. (…) La chair n’est pas matière, n’est pas esprit, n’est pas substance. Il faudrait, pour la désigner, le vieux terme d’élément. ”

Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Gallimard, Paris, 1964, p. 176.

Cette chair-élément est le médium de la perception tactile permettant les échanges entre le tangible et le visible. Dans la phénoménologie de Merleau-Ponty, la chair n’est pas seulement la substance d’un corps, mais l’élément qui fonde la dimension même du sensible. Pénétrer les strates du visible et du visuel, de la surface vers les profondeurs de l’image, du macroscopique vers le microscopique, pour goà»ter à  la vie intime des éléments dans une micro-analyse ou chirurgie de l’image, dans ce désir de gratter le vernis des peaux visuelles afin d’aller jusqu’au coeur analytique des choses. C’est ainsi que notre réflexion se construit, s’attachant à  la fois à  l’image de la chair en tant que représentation visuelle et artistique du corps humain, mais aussi au corps de l’image, et ce, plus précisément au sein du médium numérique qui permet de multiples retouches d’une image réelle. Les images issues des nouveaux médias se nourrissent de l’humain, de la chair entre l’organique et le numérique au sens où les pixels, les éléments premiers à  l’origine de l’image numérique sont pris en compte tout en soulevant l’idée d’une chair numérique comme épiderme et derme de l’image. Des liens se tissent alors entre l’intérieur du corpsîsubstance et l’extérieur du corps-objet et de façon plus large, à  mi-chemin entre le visible et l’invisible.

En situant notre analyse plastique entre l’organique et le numérique, positionnons-nous sur le fil d’un entre-deux, entre surface et profondeur, entre l’extérieur, la peau et l’intérieur, l’inconnu comme possible virtuel. Le concept même de peau ne cesse d’hésiter entre le tégument, ce qui recouvre, et le derme, le sous-cutané issu des couches profondes de la peau. Dans sa terminologie même, la chair se dote de plusieurs sens. Cette exploration plastique de la chair subit un impossible départage entre la surface des chairs et leur dessous : chair de l’écran et chair du corps, peaux numériques et peaux organiques. La chair du dedans évoque une animation intérieure. Cet aspect cellulaire et vivant rejoint la dimension numérique et pulsationnelle des bits et des pixels contenue dans la matrice mathématique d’un ordinateur. Cette substance numérique quasi organique intéresse les artistes, car elle symbolise la véritable matrice charnelle qui figure un état primitif de l’image, un état de celle-ci avant sa réalisation en tant qu’apparence. Mais cette chair numérique se nourrit d’un paradoxe. Alors, comment faire naître du corporel, de l’organique à  partir du numérique? Qu’est-ce qui est d’essence organique dans une oeuvre numérique? Devient-il possible d’exprimer la sensualité du corps, cette chair sensible au creux des nouvelles images plutôt lisses et parfaites à  priori? Dans ce parcours au travers des différentes couches superposées de l’image, le fait de s’infiltrer et de percer les secrets de son processus de création nous permet de comprendre comment l’image peut-elle à  la fois, se faire chair et représentation de la chair.

L’organique de l’image numérique

La définition technologique d’une image numérique incite à  découvrir ce que cache la peau extérieure de l’image pour mieux percevoir cette notion d’organique. Dès lors, explorons la morphogenèse de l’image numérique. Depuis quelques années, il existe de nouvelles formes d’images. Si parler de l’image, c’est aussi traiter de la représentation, c’est avant tout dans la relation au réel qu’entretiennent les nouveaux traitements numériques de ces images. Dans le domaine des arts plastiques, l’image peut se définir comme un tout composé de formes et de couleurs en un certain ordre assemblées. De même, dans les arts visuels, l’image numérique reste une image composée d’un certain nombre d’éléments discontinus et déterminés numériquement totalement maîtrisables. Depuis le 19e siècle, artistes et techniciens se sont engagés à  la recherche et à  la conquête du plus petit élément constituant de l’image, de même que les scientifiques avec l’atome et l’ADN cherchaient à  reconstituer le processus du vivant. Dans les réseaux de l’ordinateur, des milliers de fils et de cellules se tissent entre eux, à  l’instar de tissus vivants organiques animés par des flux sanguins. Le flux des informations contenues dans les algorithmes va permettre à  l’image de s’accomplir et de s’afficher sur l’écran.

Le pixel ou picture element est le plus petit composant de l’image, il est difficilement perceptible. Ordonné par des coordonnées spatiales et chromatiques, chaque pixel est issu d’un calcul. Il appartient à  la fois à  la matrice numérique virtuelle et à  la face visible et sensible de l’image. Le pixel doit son existence à  un triplet de lumières colorées appelées luminophores auxquels correspondent trois éléments phosphorescents rouge, vert et bleu. Lorsque ces trois luminophores sont activés, ils permettent la composition de millions de nuances selon le principe de la synthèse additive des couleurs. La texture de l’image et la forme des pixels vont dépendre des écrans de visualisation choisis. L’affichage des couleurs sur un écran se fait donc en mode RVB, ce qui peut se percevoir dans des images très fortement agrandies. Les pixels subtilement visibles renferment les potentialités de l’image, ils incarnent les particules élémentaires dont sera faite la chair de l’image. Ces points infimes agissent comme des entités revigorées par la lumière qui appartiennent à  un tout beaucoup plus vaste formant l’image. Symbolisant l’élément géniteur de la couleur tel un grain de lumière, le pixel simule la vie à  l’image. Assimilé à  une cellule de l’organisme, il contient dans son noyau, les germes du génotype qui commande à  la constitution de ce tout-image. Tel un échantillon, ce grain de lumière s’apprête à  se reproduire pour se répandre à  la surface de l’écran.

De fait, avec l’ordinateur, l’image rompt définitivement avec son passé pour changer radicalement de nature, quittant l’ordre de la représentation pour entrer dans celui de la simulation. Elle n’est plus témoin de ‟ ce qui a été ”, elle ne matérialise plus un apparaître immédiat comme nous l’a démontré Roland Barthes pour la photographie analogique, mais l’image numérique renvoie vers une infinité de possibles. L’artiste peut ainsi expérimenter un éventail riche de paradoxes et d’ambiguà¯tés dans sa démarche créatrice. L’image devient alors le terrain fertile à  toutes les alternatives plastiques. Le corps peut alors subir des trucages charnels et des hybridations qui bouleversent les normes habituelles entre le réel et l’imaginaire. Le discours plasticien se déplace alors vers cette nouvelle esthétique de l’image qui pour certains, cristallise une image nette et lisse d’une perfection extrême et pour d’autres, une image rugueuse et sensitive. Il est important de constater que l’image plastique de la chair se retrouve mise en valeur dans sa chair même, au sein de la photographie numérique. De la sorte, après avoir dévoilé les dessous de l’image numérique, il s’ensuit une étude plastique des représentations humaines qui apparaissent à  l’orée de l’image et à  l’extérieur des corps.

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L’artiste Jacques Perconte approche visuellement le corps de sa compagne afin de la photographier dans ses parties les plus intimes jusqu’à  l’abstraction et la sublimation de l’être aimé. Les pigments de la peau et les pixels tendent alors à  se confondre. Dans sa création intitulée 38 degrés, il offre la peau comme écran. Le grain de peau envahit l’image, qui est redoublée par les effets granulaires des pixels grossis. La chair est ici à  son état pur entre l’organique et le numérique. Le processus numérique est visible.Ses photographies numériques ont la particularité de ne pas être retouchées, ce sont des photographies de photographies. Les photographies obtenues depuis un appareil photo numérique sont déplacées et explorées via différents supports de visualisation (moniteur d’ordinateur, écran de téléviseur à  cristaux liquides, etc.) Les supports d’émission de l’image étant de qualités différentes, l’image se dote d’une texture et d’un poids particuliers que l’artiste photographie à  nouveau. L’image originale de départ se retrouve enrichie en matières et en textures visuelles. Il y a une superposition des différentes strates de l’image qui confère à  l’image finale une certaine profondeur. Les corpuscules colorés ou pixels normalement impalpables, redoublent le message de l’artiste qui explore le corps humain dans une approche très sensuelle et intimiste au plus près de la peau et de sa température 38 degrés. Ce qui pourrait apparaître comme une défaillance technique devient ici une richesse, une valeur ajoutée. Le corps se retrouve sublimé à  l’image, en un paysage doux et coloré qui appelle le toucher et les plaisirs de la chair. Perconte approche la chair numérique comme une matière sensible et sensuelle dont il fait valoir le grain numérique, la trame, les failles. Ayant subie différents passages d’un média à  l’autre, l’image du corps résultant de 38 degrés n’est pas lisse et nette. Elle ne rejoint pas la réalité des codes esthétiques sociaux soulevée par les oeuvres explorées précédemment.

Mais Jacques Perconte va encore plus loin dans cette perception de la chair écranique. La série de 38 degrés se poursuit dans sa création intitulée i love you selon un processus d’évolution interactive mis à  l’oeuvre sur le réseau internet. I love you est un travail sur le code informatique de l’image. Au départ, l’artiste propose à  l’internaute des images originales de 38 degrés, représentant artistiquement le corps de la femme aimée. Une application logicielle ouvre à  chaque fois l’image et en décode la source pour y chercher une variable qui est calculée selon certains paramètres. Si cette variable est présente dans le code de l’image, elle est remplacée par l’expression ‟ i love you ”. La configuration du code source de l’image est ainsi déformée. Son modèle ainsi exposé engendre une image nouvelle dont les caractéristiques mêlent la sensualité du corps et celle du support de visualisation plus technologique. L’image est transformée par ce code qui peut aller jusqu’à  l’anéantir totalement avec l’apparition d’artefacts tels que la pixellisation, le crénelage, la réinterprétation partielle ou totale de l’image. Plus ce message d’amour est présent dans le code, moins les images sont visibles, plus elles s’évaporent jusqu’à  devenir imperceptibles pour laisser voir la véritable chair numérique en dévoilant son origine matricielle dans ses dérèglements informatiques. La plupart des images quoique matériellement planes et sans épaisseur, suggèrent des impressions liées au toucher comme l’épaisseur, la densité, la fluidité, la granulosité, etc. Le regard palpe et caresse cette peau visuelle. Le traitement numérique épaissit alors l’image d’une dimension tactile. Le spectateur peut s’immiscer dans les interstices d’une réalité composite mi-image, mi-substance. La texture écranique déstabilise et crée une sorte de passage vers un espace pictural. Après avoir exploré cette facette sensuelle et numérique de la chair à  l’image, il est temps de s’immerger dans tous les états de chair, dans tous les sens du terme, entre le numérique, l’organique et le plastique.

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Cette chair plastique à  l’image attire et agit comme frontière, comme pellicule de peau que l’on effleure des yeux. Et la tentation de la chair se fait sentir vers la transgression qui nous pousse à  pénétrer les couches de ses multiples sens pour s’enfoncer plus loin. Cette caresse visuelle des peaux virtuelles et impalpables ajoute une sorte d’érotisme à  l’image. La chair alimente et entretient notre imaginaire. L’image numérique qui retravaille la chair dans son acception la plus large, ouvre une voie vers l’inconnu de l’ordre du sublime qui fascine et répugne à  la fois. Toutes ces expérimentations plastiques mènent une réflexion sur le visible. Cette voie de la perception rejoint la théorie de la chair propre à  Merleau-Ponty. La chair forme ainsi le lieu où s’entrelacent le corps voyant et le corps visible. Du même tissu et de la même chair que le monde de la vie, nous pénétrons dans la chair du monde qui réciproquement nous pénètre. Il existe un va-et-vient entre notre chair et la chair du monde, dans cette relation en ‟ chiasme ” qui relie et inverse l’âme et le corps, le dedans et le dehors.

Dans leur hétérogénéité, ces images de la chair bouchée, liftée, pixellisée, disséquée ou liquéfiée ont toutes la capacité d’ouvrir sur le monde de nouvelles perspectives pour nous apprendre à  mieux nous connaître. Mais notre réflexion repose aussi sur des concepts propres aux problématiques actuelles liées aux nouvelles technologies. Dans son livre intitulé Images. De l’optique au numérique, Edmond Couchot voit dans ce passage une véritable mutation, car les techniques de l’image portent en elle une nouvelle vision du monde.  Les images lisses et glaciales d’Aziz et Cucher et de Tran Ba Vang dénoncent un avenir aseptisé sous un culte extrême de la perfection tandis que celles de Perconte ou de Cirotteau créent un univers plus sensuel et physique. Mais quitter l’épaisseur de son corps serait quitter la chair du monde, oublier le goà»t des choses. Alors, allons-nous échapper à  notre corps, à  ce tas organique que nous sommes ? Le corps est un brouillon que le monde occidental veut transformer voire même ‟ liquider ”. La fusion entre le numérique et l’organique évacuerait un monde virtuel sans rugosités et sans chair, amputé de la saveur du monde. Entre l’organique et le numérique, la notion de chair reste en mutation au coeur des nouvelles images, mais nous interroge en retour sur la société dans laquelle nous évoluons.

Il est évident de constater que le terme ‟ image” (latin imaginem, imago) se définit, dans son acception la plus large, comme une représentation graphique, picturale ou sculpturale, comme représentation par la pensée, reproduction visuelle d’un objet réel, représentations mentales produites par l’esprit ou l’imagination, en rêve ou éveillé. La notion d’image est chargée d’un sens très large, évoquant toute représentation sensible, fixée, palpable, liée définitivement à  son support, puis soumise à  des influences extérieures.

RVB : système de représentation additive des couleurs à  partir du rouge, vert et bleu, normalisé par la Commission Internationale de l’Eclairage.

Roland Barthes, La chambre claire : notes sur la photographie, Gallimard/Le Seuil, Paris, 1980.

Jacques Perconte est artiste plasticien. Il travaille autour des supports numériques depuis 1995. Son site < http://www.technart.net> présente ses différents projets comme 38 degrés.

I love you est consultable sur le site < http://iloveyou.38degres.net/>

David Le Breton, L’Adieu au corps, Métailié, Paris, 1999.

 

Sandrine Maurial, La chair entre l’organique et le numérique, décembre 2007, revue archée

 

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