[Mardi 15 heures
Jean-Luc Godard]
I: Pour qui, et contre qui est fait un film comme tout va bien ?
JLG : Ben c’est assez… Il y a deux films assez récents qui se ressemblent qui sont… mais qui dans les méthodes et la fabrication diffèrent, ce qui me semble intéressant. Ces deux films : l’un s’appelle coup pour coup de Marin Karmitz qu’il a fait avec des ouvrières d’Elboeuf et un que j’ai fait avec Jean-Pierre Gorin qui s’appelle tout va bien. On peut dire que ces deux films veulent lutter pour disons ceux qui veulent du changement et en particulier l’élément dominant c’est-à -dire les exploités, les opprimés, et leur représentation principale en France qui est la lasse ouvrière. Hommes et femmes.
[Dix lignes plus tard.]
Coup pour coup va directement voir les ouvrières d’Elboeuf par exemple et fait un film avec elles. À mon avis, c’est mon avis personnel. Il saute une étape. C’est à dire, il pense qu’on peut directement écouter ou parler comme ça ayant été privé de communication pendant longtemps, qu’on peut se mettre au service sans problèmes. Nous on pense qu’il y a un problème et que ce problème, c’est le moyen même qu’on emploie. Qui jusqu’à maintenant a été entre les mains des gens contre qui on lutte. Et qui fait qu’on ne le, malgré, notre meilleure volonté, on ne le domine pas bien. Et que souvent on croit faire un service de et qu’on risque même de faire un film contre. On ne s’en rend pas bien compte. Alors à mon avis, si tu veux, ‟ tout va bien ”, plutôt que d’aller, que filmer simplement des filles, ou des os qui parlent, ou de les mettre en scène justement. Dans ce mot même de mettre en scène il y a tout un contenu. Parce qu’en France qui met en scène la France ? Pour l’instant à mon avis c’est quand même Pompidou et Marcelin. Et donc que la manière qu’on a de mettre en scène, dont moi-même qui essaie de lutter contre Pompidou et Marcellin. La manière que j’ai e mettre en scène est fortement conditionnée par ce que j’ai appris à l’école. Si tu veux. Même en ayant quitté l’école. Alors donc je dois trouver le moyen d’aller vers ces gens-là et puis surtout de les laisser parler. S’il y a quelque chose de très frappant : quand on interviewe des ouvriers, aussi bien dans un film d’un gauchiste comme Rocard récemment à la télévision, que dans un film d’un droitier réac comme [Fontanay] récemment à la télévision à armes égales : ces gens ils n’ont que quinze secondes. Ils n’ont jamais parlé de toute l’année. On leur laisse quinze secondes ou même trois minutes pour parler. On leur dit : ‟ Alors que pensez-vous de la grève? Alors que pensez-vous de votre sort ? ”, mais qui peut répondre ayant eu la bouche cousue ? Qui peut répondre ?
Quand des intellectuels qui ont en mains le moyen de faire des films ? Parce que la classe ouvrière ne les a pas. Il faut se rapprocher d’eux. Il faut arriver à les écouter. Pour pouvoir commencer à transmettre leur parole puisqu’on sait bien qu’ils n’ont pas le droit à la parole. Ni dans les films en général. Ni à l’ORTF.
J’ai essayé de faire des images plus simples et moins compliquées pour montrer justement combien la situation est complexe. C’est un film sur la France en 72. C’est de montrer à l’occasion d’une action violente dans une usine quelles sont les forces sociales en présence. Il y a trois forces sociales en France ne présence. Il y la le patronat dans cette usine. Il y a le syndicat. Et il y a, appelons-les les gauchistes, ou appelons-les ceux qui ont… les raz le-bol, si tu veux. C’est de montrer dans un espace géographique trois forces en présence. C’est-à -dire finalement ne plus décrire des individus d’abord. Mais décrire d’abord des masses. Et des rapports de masses. Des rapports de force. Parce que c’est vrai que ce qui se passe en France est un rapport de force entre la CGT et le patronat et qu’il y a également une sorte de troisième force qu’on peut appeler les raz le bol.
[Noir]
On nous accuse souvent si tu veux : ‟ Ha, vous voulez faire des films pour la classe ouvrière, mais les ouvriers ils y pigent que couic ”. Bon, alors je dis : C’est pas si simple de dire les choses comment ça. D’abord il est normal vu la manier dont on sait faire les films que même un film de bonne volonté soit senti comment pas bien. Alors je pense que notre effort à faire. C’est de ne pas faire des films ‟ au nom de ”. C’est en ce sens là que je ferais quelques que soient ses qualités un reproche au film de karmitz. Ce n’est pas ‟ au nom de ”, mais c’est parler d’abord en son propre nom.
Un ouvrier qui s’achète une petite caméra, un petit appareil de photo qui filme ses vacances. Il fait un film politique. Voilà ce que j’appelle un film politique. Il ne peut faire que ce film-là . il se trouve que justement il a le droit de filmer ses vacances, mais bizarrement il n’a pas le droit de filmer son travail. Les caméras sont interdites, et l’émission d’Edmond [Maire] l’a encore montré, sont interdites à l’usine, sur le lieu du travail. Nous, on prétend, le sacro-saint droit au travail, si tu veux, qui ai la tarte à la crème du patronat français. Moi, si je me pointe, moi informateur, cinéaste, ayant le droit d’exercer mon travail de cinéaste, ç’ai à dire de filmer. Je n’ai pas le droit d’aller presque nulle part. Pourquoi ? Parce qu’on vit sous le régime de la propriété privée. Mais je n’ai même pas le droit d’aller dans les entreprises dites d’état. Je n’ai pas le droit de filmer dans le métro. Je n’ai pas le droit de filmer dans un musée. Je n’ai pas le droit de filmer dans une usine. Je n’ai pas le droit de filmer Orly. Je n’ai pas le droit de filmer quasiment dans aucun des endroits qui représente le 80% de l’activité productrice des Français. Où est le droit au travail ? [Vous êtes en train d'enregistre là ?] L’exploiteur ne raconte jamais à l’exploité comment il l’exploite. Donc nous, dans ce raconte, nous qui sommes précisément l’information, le cinéma, la télévision, la presse, nous qui sommes dans ce discours de l’exploiteur qui raconte à l’exploité. Parce que c’est ça le cinéma, les romans, la presse, la télé, c’est raconté. Nous qui sommes là -dedans, nous devons précisément raconter d’une autre manière. Pour à la fin raconter autre chose.