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Posté le 21 janvier 2010 dans Entre le ciel et la terre, presse / textes, uishet -> lien permanent
Sun Jung Yeo :
Pesanteur Et Couleur Digitale

Pesanteur et Couleur digitale : Uishet et Entre le Ciel et la Terre de Jacques Perconte
Sun Jung Yeo, Université Paris 3, dans: Dubois, Philippe/Làºcia Ramos Monteiro/Bordina, Alessandro (2009): Qui, c’est du cinéma/Yes, it’s cinema. Formes et espaces de l’image en mouvement/Forms and Spaces of the Moving Image. Pasian di Prato : Campanotto Editore

uishet, sans titre n°5, im. n°_00437

A partir des oeuvres de Jacques Perconte, je me propose de découvrir comment l’épreuve physique de la pesanteur peut intervenir dans la conception de l’oeuvre numérique, et de montrer en particulier comment la question de la couleur nous amène à  penser la physicité des images numériques. Ce que j’appelle la physicité, plutôt que la physicalité, provient du mot grec phusis qui ne désigne pas exactement la nature au sens moderne du terme ni les choses physiques, mais ‟ le processus total de la nature, l’actualisation constante des potentialités de la substance matérielle ”[1]. Est-il possible d’édifier un fondement physique du numérique dont le procédé et le résultat visuel sont immatériels par excellence ? Comment réfléchir sur le numérique qui domine la situation contemporaine de l’art, voire notre rapport au monde ?

Des images numériques aux installations chez Jacques Perconte, la question de la pesanteur me semble fondamentale. En premier lieu il s’agira de réfléchir sur la compression multiple : la pluralité de la pesanteur qui en résulte conditionne l’apparition de la couleur. Cette dernière tombe ou s’élève en répondant à  la force de pesanteur ou en gardant une tension avec elle. En deuxième lieu je m’interrogerai sur sa conception du numérique en tant que tas. À travers une figure de tas géo-chromatique, je mettrai en parallèle notamment la vidéo numérique Uishet (2007) et l’installation via GPS Entre le Ciel et la Terre (2007). En effet la terre et la couleur numérique se trouvent intimement liées par le geste de l’entassement.

La couleur et la pluralité du poids

Pour Perconte, l’image numérique pèse en effet. Bien entendu, ce poids n’est pas matériel, d’autant que l’image ne détient pas de masse î condition primordiale du poids physique (F = mg). Certes les unités d’information, comme le bit ou l’octet, désignent au plus la quantité des données informatiques représentées par un chiffre binaire composé de 0 et de 1, qui occupe la surface du stockage de mémoire (DV, disque dur, etc.), et non le poids. Mais lorsque Perconte écrit que ‟ le film de 8 minutes pèse 3,5 Go ”[2], ce n’est pas une expression d’ordre métaphorique comme on l’exprime souvent dans le langage courant. C’est que le poids résulte toujours d’une causalité. Le poids de l’image est proportionnel au mouvement et à  la taille du détail ainsi qu’au temps et à  l’intensité de la lumière. Selon lui, lors de la rotation des couches qu’il a divisées et multipliées à  partir d’une image, ‟ la valeur sombre s’en va vite et s’évapore, devenant transparente ”. En revanche, ‟ la valeur claire disparaît lentement ”, dit-il, car la valeur claire est plus pesante[3].

En effet le poids de l’image est manifeste dans toutes les étapes de création, notamment dans sa conception plastique de la couleur. Mais si l’image pèse, c’est avant tout dans l’ordre du manque, du masque, de la perte : pour ses oeuvres numériques, Perconte engage le procédé singulier d’une compression multiple qui lui permet d’agir sur le poids de l’image. Par exemple, quand l’artiste compresse une image numérique qu’il a filmée, la zone sombre perd davantage ses données informatiques par rapport à  la zone claire qui maintient sa mesure. Plus la zone est sombre, plus elle allège son poids. Comme le revendique Perconte, ‟ ce travail va se concentrer sur la luminosité, sur le temps, sur les liens entre image/compression/lumière. À savoir que plus une image a de zones sombres, moins elle pèse et plus ces zones sont masquées ”[4]. Mais le but de cette pratique ne consiste pas seulement à  alléger ou alourdir, mais à  convertir la force de pesanteur elle-même.

Prenons comme exemple l’image que l’artiste nous donne en vue de l’illustration pédagogique de ce mécanisme (voir l’image sur http://blog.technart.fr/2005/06/19/quelques-mots-sur-lencodage-et-le-paysage/). Elle a été d’abord compressée en divx à  300k/s puis à  190k/s, et puis recompressée en mp2 à  12mb/s. ‟ Dans cette version, dit-il, l’image est très hachée et les blocs compressés se figent facilement, les traînées de blocs qui ne bougent pas entre deux images clés vont se superposer et se mélanger. De nouvelles couleurs hallucinées vont apparaître lorsqu’une zone foncée devient claire ”[5]. Ces valeurs lumineuses peuvent être renversées par la compression du négatif. Si l’on transforme le fondu au noir en négatif, comme le sont les images au milieu d’Uishet, le résultat chromatique de sa compression sera plus probant.

La conversion de la force de pesanteur exalte ainsi l’apparition de la couleur, ses accidents ou ses aventures plastiques. Il y a donc une force verticale, susceptible d’être altérée, au sein de laquelle la couleur risque de tomber ou au contraire de rebondir. Il s’agit de rendre plurielle la force de pesanteur, déjouant le poids initialement inscrit sur l’image, sur chaque zone dont la quantité d’information diffère selon sa nature complexe, telles que luminosité, mobilité, temporalité, densité des détails (fig. 1-4). Les pratiques de cette conversion varient selon les ordres que l’artiste impose : dilatation de la taille initiale, c’est-à -dire la décompression en vue de compression, compressions zone par zone, du négatif ou à  l’envers, et répétition différentielle variant des taux de compression.

L’espacement et la présence locale

Les forces de pesanteur naissent, pour ainsi dire, de la différence : entre clair et obscur, mouvant et fixe, dense et imprécis. Cette pluralité de pesanteur n’est pas due au changement de la masse matérielle, mais à  ce rapport différentiel, pour ainsi dire l’espacement.

Pour les compressions qui m’intéressent c’est-à -dire les compressions temporelles, cela se passe à  la fois au niveau des images fixes et au niveau du mouvement. C’est-à -dire par exemple que dans une séquence vidéo d’un paysage du type de celui du jardin, les parties très sombres (les troncs à  contre-jour par exemple) vont être uniformisées et ne seront pas affectées par les déplacements des parties éclairées (le bord des branches mues par le vent). Les zones vont être simplifiées selon leur importance. Elles se composeront et décomposeront de façon à  restituer plus ou moins fidèlement l’action selon les intentions que l’on a. Le codec permet de régler la sensibilité. On peut complètement détruire la neutralité naturelle de l’image pour lui donner une nouvelle dimension.[6]

Cette mise en espace aura lieu entre les zones de couleur. La force de pesanteur agit sur la présence locale de ces zones colorées. L’artiste espace l’image zone par zone, dit-il,

en masquant une grande partie des couleurs et en insérant un nouveau calque à  chaque apparition d’une nouvelle zone […]. De nombreux éléments sont traités individuellement, par exemple, pour une branche qui a dans une version du plan très compressée en divx certaines qualités plastiques, en faisant varier les niveaux de blanc et de noir sur cette zone et la saturation des couleurs, je vais révéler les structures abstraites de l’élément. […] La couche suivante mettra en scène des éléments voisins aux premiers avec une compression différente […]. Il n’y pas de travail sur les transparences dans ce film, tout est collage des mêmes images traitées différemment les unes sur les autres.[7]

À partir de ces taches non floues, provenant de compressions individuelles et différentes, Perconte tente d’acquérir la physicité de la couleur, d’actualiser une gravité entre les zones colorées. Il brutalise les pixels immatériels ou les carrés de défaut numérique, un peu plus grands que les pixels, au point d’en faire une substance différentielle sans masse, mais répondant à  la force de pesanteur. Ces zones colorées sont le résultat plastique de l’espacement.

Le numérique en tant que tas lisse et cartographique

L’installation via GPS Entre le Ciel et la Terre expose une pensé singulière de l’oeuvre numérique, ayant un rapport aux Earthworks des années 60 ou 70 comme ceux de Robert Morris, de Robert Smithson ou de Ben. L’entassement n’incarne pas seulement le mode d’exposition de ces derniers, mais aussi le mode de production qui édifie une oeuvre numérique d’après Perconte. Il conçoit en effet le numérique en tant que tas. Un amas de terre occupe ainsi le centre de la galerie du Théâtre qui est le lieu d’exposition d’Entre le Ciel et la Terre. Les terres sont prélevées d’un terrain choisi après l’arpentage auquel l’artiste a procédé via GPS aux alentours d’Evry et de l’Essonne : c’est un ‟ Nonsite ”, tel que le discute Robert Smithson î un fragment cartographique, déplacé et privé de son Site[8]. Entassées sur le sol de la galerie, dans des boîtes en bois qui produisent une structure de forme carré de 2,40 m de côté sur 50 cm de hauteur, les terres pèsent environ 1600 kg. Comme le relate aussi le journal de l’artiste, la question du poids est importante :

L’idée est de déplacer une masse de terre extraite d’un terrain vers une structure qui sera disposée dans la galerie du théâtre. […] Le poids de la terre est difficile à  évaluer sans savoir exactement quelle sera sa nature. Selon différentes sources la terre sèche a un poids de 1200 kg par mètre cube. Si la structure qui fait la même taille que le trou est remplie entièrement on aura pour de la terre sèche une densité de 600 kg/m². Seulement la terre ne sera à  priori pas sèche et si elle est suffisamment sèche, elle sera tamisée, ce qui réduira sa densité. Si le sol de la galerie ne supporte pas une telle charge, il est tout à  fait envisageable de combler une partie de l’intérieur de la structure avec une boîte en bois pour remplir et alléger la pression exercée par la terre au sol. Ce qui est fondamental c’est que vue de l’extérieur la terre remplisse entièrement la structure et qu’il y en ait une quantité suffisante pour dégager de la force.[9]

L’idée d’exposition se fonde avant tout sur la migration de la terre d’un terrain original vers la galerie. Et le poids ne doit pas dépasser des capacités de résistance de ce lieu-limite entre Nonsite et Site. Mais il faut de même imposer une quantité suffisamment visible pour donner de la force. Il faut donc tenir compte des conditions qui peuvent faire varier le poids, telles que l’humidité, la densité, c’est-à -dire la nature physique du composant. Lors de la réalisation de l’exposition, la terre a été tamisée, devenant par conséquent moins dense, moins lourde, mais plus imposante à  la vision.

Ici l’organe sensible de la pesanteur, c’est aussi l’oeil cartographique. Autour de cette masse centrale de terre, qui pèse effectivement et s’impose visiblement au plein coeur de la salle d’exposition, gravitent les images numériques : une vidéo du ciel projetée au plafond au dessus de l’amas de terre, des photographies de paysage qu’il a prises pendant son parcours, des donnés géographiques provenant en majorité de Google Earth. Dans cette installation, la masse cartographique de terre, les ballades et leur résultat visuel (la vidéo du ciel ou le bloc des photos) concourent à  créer ‟ une oeuvre numérique ” qui est d’ailleurs le sujet commandé par le Théâtre de l’Agora, scène nationale d’Evry et de l’Essonne. Ils se superposent les uns les autres sur la figure même du lieu. Le terrain choisi est déjà  un lieu potentiel de temps suspendu dans la mesure où il est celui d’un projet inachevé du musée archéologique d’Etiolles.

Or Entre le Ciel et la Terre de Perconte répond certes au tas exposé des Earthworks, sans pour autant s’assimiler totalement à  leur manière. À vrai dire, la forme du tas nivelé dans une structure carrée ne correspond pas exactement à  la définition du tas, rédigée par l’artiste Ben : ‟ La différence entre un tas et une accumulation est dans l’essence même du tas qui est régi par la loi de la pesanteur et dont la base est toujours plus large que le sommet. ”[10] Le modèle du cube, plutôt que celui de la pyramide, semble inspirer l’oeuvre de Perconte. Cependant la force de pesanteur continue de la régir. Car la force de pesanteur est déplacée dans un alignement vertical entre ciel et terre, c’est-à -dire dans la vue du ciel filmée en contre-plongée, depuis le trou creusé dans le terrain original, et projetée au plafond de la galerie au-dessus de la masse de terres rapportées. Bien que le Nonsite de Perconte soit tamisé, aplani, il figure le tas lisse et cartographique. C’est que d’après Maurice Fréchuret le tas a une parenté avec ‟ une activité dont il est le résultat palpable ”[11]. Et d’après Merleau-Ponty, ‟ le lisse n’est pas une somme de pression semblables, mais la manière dont une surface utilise le temps de notre exploration tactile ou module le mouvement de notre main. ”[12]

Il est significatif que, dans la huitième ballade pour le projet Entre le Ciel et la Terre, l’artiste rencontre un monticule entassé qui est un ouvrage accidentel, sans doute laissé après un chantier, et qu’il imagine alors le lissage. Perconte dit :

J’admire ce que la pluie fait avec le temps et le vent. Elle lisse, elle stabilise, elle finalise le travail, elle l’inscrit dans une temporalité qui donne au lieu son identité. J’imagine plein de choses comme par exemple s’arranger pour trancher horizontalement ces monticules, comme si c’était des arbres. Y faire une coupe nette pour ramener une partie dans un lieu et la confronter avec l’image de la base. Cette idée n’est éloignée de ce que je vais faire avec le trou que je souhaite creuser. Je veux confronter la terre du trou refaçonnée à  l’image de son origine comme la pièce d’un jeu qui en serait extraite. Mettre face à  face un contenant et son contenu. Extirper une masse et l’affirmer comme telle.[13]

Aussi le temps de l’exploration tactile s’inscrit-il dans le lissage cartographique du tas, avec l’idée de l’empreinte digitale qui caractérise essentiellement l’image numérique. Avant tout, c’est dans le lisse que la terre s’approche de la couleur numérique, si la forme du tas est partagée entre deux.

Géo-chromatisme

En effet la terre est pensée en termes de couleur. Les cartographies exposées dans l’installation Entre le Ciel et la Terre ne montrent pas simplement les données géographiques du parcours. Mais ces images satellites fournies par Google Earth, capturant un même lieu, donnent à  voir une sorte de géo-chromatisme, où chaque zone de terre, captée dans la carte, semble dédiée à  la variation de la tonalité et de la teinte.

De même, tandis que les données géographiques ‟ 48° 38’ 02’’ N, 2° 27’ 58’’ E ” restent nettes au milieu de l’image, la vidéo du ciel effectue pendant ses 25 minutes de durée cinq cycles de désintégration par saturation chromatique de sa compression : un passage du géographique au géochromatique (fig. 5-6). Les carrés de couleur s’entassent, comme la terre, dans le tas lisse que constituent les 30-50 couches démultipliées pour saisir la zone de couleur, et qui s’inscrit finalement en une couche sur la surface du stockage de mémoire. La force de pesanteur passe entre ces couches. C’est un montage vertical sans profondeur.

La figure des carrés entassés circule dans d’autres oeuvres numériques : l’exposition It’s all about love, l’installation monumentale Solde d’hiver (2008) dans laquelle Perconte édifie un mur de boîtes de chaussures entassées dans l’ordre chromatique, et de là , bloque complètement un passage couvert dans les rues de Bordeaux, ce passage qui est le lieu engendrant un conflit persistant entre l’espace privé et l’espace public (fig. 7). Pour la photo, la vidéo ou l’installation, il semble que Perconte n’ait jamais cessé de soutenir l’oeuvre numérique comme entassement.

Les carrés de couleur dans l’image numérique ne sont pas simplement accumulés, mais aussi régis par la pesanteur. L’unité et le sujet de l’oeuvre numérique sont pour Perconte soit un pixel, soit une trame comportant des défauts de compression plus grande qu’un pixel. Ces carrés sont féconds si bien qu’ils promettent sans cesse une autre genèse formelle et chromatique, côte à  côte ou mise en abyme. S’attirant l’un vers l’autre, par exemple dans un étirement lors de la compression, ils interagissent en effet. Ils exercent ainsi une force d’attraction qui n’est autre que la force de pesanteur. Le numérique se trouve dans cet entassement de carrés tenus par la force d’attraction.

La couleur digitale en tant qu’exposition

Qu’est-ce qui résulte de cet entassement de carrés ? L’entassement, dont précèdent toujours le creusement et le tassement, met en évidence le fondement sculptural de la couleur qui peut être creusée, tassée, entassée ou touchée, allant plus loin que l’optique ou le pictural. Perconte dit :

J’essaie de mettre en avant des percées dans l’image. Je troue le paysage pour qu’on y voie des choses à  travers. Le jeu est très pictural. Et finalement, ces empilements de calques et de rajouts finissent par donner l’impression contraire non pas d’une image qui se déploie dans la hauteur mais au contraire qui se creuse. […] le but n’est pas qu’elle ressemble à  de la peinture mais qu’elle vienne se poser sur le paysage et faire vibrer certaines couleurs et certaines lumières d’une autre façon.[14]

Ainsi la couleur digitale se donne-t-elle en tant qu’exposition et non en tant qu’image visible disposée devant nous. La figure sculpturale du tas dans ses oeuvres numériques, ainsi que les équivalences récurrentes entre la terre et la couleur, nous permettent d’établir la structure muséale de cette dernière.

Ce qui est donné à  voir dans le film, ce n’est pas une vibration impressionniste. Les ‟ mouvements de luminance et de chrominance ” sont plutôt les moyens créés ‟ afin de pouvoir entraîner des déformations colorées ”[15].  Ce qui s’expose avec l’entassement de Perconte, c’est une sensation plus catastrophique que la ‟ sensation colorante ” de Cézanne. La compression est une épreuve du devenir périlleuse, un espacement glissant constamment entre naître et mourir :

Vivre dans le devenir, écrit Jeanneret, c’est être toujours en train de naître ou, ce qui revient au même, de mourir. […] cette pensée de l’inchoatif, que nous retrouverons souvent, fonde une philosophie du naître, qui s’oppose à  celle de l’être : naître et naître encore, c’est exister dans la précarité du rebondissement, c’est n’être.[16]

‟ N’être ” c’est aussi neutre, ne-utre : la compression sollicite l’expérience neutre au sens du terme employé par Maurice Blanchot dans son livre L’espace littéraire : ni l’être ni l’autre mais l’expérience de limites confuses entre la mort et la vie, le défaut et l’excès, le visible et la nature non vue.

La compression n’est pas seulement la négation qui bouscule la forme et la couleur jusqu’à  les faire tomber dans l’obscure informe, mais aussi le devenir qui couve le germe d’une couleur inattendue, renaissant sans fin dans cette déchéance. A travers ce ‟ n’être ” permanent de la pesanteur, les couleurs risquent de choir dans le néant, mais peuvent aussi rebondir à  nouveau. Elles vont naître et naître encore, dans une remise en cause de la pesanteur, interminable en principe, donc capable de rendre multiple la force gravitationnelle. Si nous plaçons Perconte dans la filiation de Smithson, Ben, Duchamp, et non dans celle des impressionnistes, cela est dà» à  cette introduction de la pesanteur. La gravitation de compression dont la logique se fonde sur une causalité remaniable à  l’infini, de mouvement, de temps, de densité des détails ou d’intensité lumineuse, cette manière de faire du pesable donne lieu à  l’avènement de couleurs inattendues en remettant en question leur manière d’être. Ainsi sommes-nous exposés ensemble dans une substantialisation de la couleur numérique. C’est un espacement de la physicité dans l’immatériel : la physicité ‟ vient de phusis, qui suggère la croissance ; phuein, de produire/mettre au monde, phunai, de naître. Ta phusika se réfère à  des choses croissant qui sont assujetties à  la génération (et donc, dégénérescence) ”[17]. Phusis, le processus total de la nature, intervient ainsi dans le régime principalement immatériel de l’image numérique, en actualisant sans repos les potentialités physiques de la substance. La couleur digitale à  proprement parler résulte de cet élan de la pesanteur entre le naître et le n’être, de ce contact persistant du visible et du pesable.


[1] Ted Sadler, Heidegger and Aristotle : the question of being, Athlone Press, London, 1997, p. 62.

[2] Jacques Perconte, ‟ Encodages… ”, note de son journal, le 1 février 2006.

[3] Propos inédit de Jacques Perconte, in ‟ Entretien avec Sun Jung YEO ”, le 20 novembre 2007.

[4] Jacques Perconte, ‟ page 2. Au fil de temps et de la lumière ”, note de son journal, le 11 février 2007.

[5] Jacques Perconte, ‟ Quelques mots sur l’encodage et le paysage ”, note de son journal sur Uishet, le 19 juin 2005.

[6] Jacques Perconte, ‟ Sculpter l’image ”, note de son journal, le 23 janvier 2007.

[7] Jacques Perconte, ‟ Composites et trous ”, note de son journal, le 20 mars 2006.

[8] ‟ J’ai imaginé le Nonsite contenant de façon effective le chaos du Site. En un sens, le conteneur n’est lui-même qu’un fragment qui pourrait s’appeler une carte en trois dimensions. Sans faire appel à  des notions telles que “gestalt” ou “anti-forme”, il existe bien en tant que fragment d’une plus grande fragmentation. Il est une perspective tridimensionnelle qui s’est détachée du tout, tout en contenant le manque de sa propre limitation (containment). Il n’y a pas de mystères dans ces vestiges, pas de traces d’une fin ou d’un commencement. ” Robert Smithson, ‟ Une sédimentation de l’esprit : Earth Projects ”, dans Artforum, septembre 1968. Repris dans Robert Smithson. Une rétrospective : le paysage entropique 1960-1973, MAC, Galeries contemporaines des Musées de Marseille, Marseille , 1994, p. 196 (ouvrage réalisé à  l’occasion de l’exposition ‟ Robert Smithson. Une rétrospective : le paysage entropique 1960-1973 ”).

[9] Jacques Perconte, ‟ Au sujet du trou et des 300kg/m² ”, note de son journal, le 2 mars 2007.

[10] Benjamin Vautier, ‟ Les Tas ” (6 aoà»t 1962), dans Benjamin Vautier, Moi Ben je signe, Lebeer Hossmann, Bruxelles Hamburg, 1975.

[11] Maurice Fréchuret, Le mou et ses formes. Essai sur quelques catégories de la sculpture du XXe siècle,  Editions Jacqueline Chambon, Nîmes, 2004 (1993), p. 127.

[12] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1981, p. 364.

[13] Jacques Perconte, ‟ Huitième ballade, vers la Ferté ”, note de son journal sur Entre le Ciel et la Terre, le 15 février 2007.

[14] Jacques Perconte, ‟ Composites et trous ”, note de son journal, le 20 mars 2006.

[15] ‟ Je vais chercher à  plusieurs taux de compression à  développer des artéfacts dans les éléments. [...] Ensuite, dit-il, je vais reprendre ces séquences [compressé à  des taux variés] et faire varier les niveaux de blanc dans le temps, créer des mouvements de luminance et ensuite de chrominance afin de pouvoir, en compressant à  nouveau le film entraîner des déformations colorées. ” Jacques Perconte, ‟ premier encodages ”, note de son journal sur Uishet, le 2 juin 2005.

[16] Michel Jeanneret, Perpetuum mobile. Métamorphoses des corps et des oeuvres de Vinci à  Montaigne, Macula, Paris, 1997, p. 39.

[17] Charles E. Scott, The Lives of Things, Indiana University Press, Bloomington, 2002, p. 17.

// (c) Sun Jung Yeo / Pasian di Prato : Campanotto Editore, 2009

 

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