L’Express du 24/09/1998
Accélérateur de particules, caméra 3D, informatique, chimie… Tous les moyens sont bons pour faire parler monuments et oeuvres d’art
On croyait tout savoir sur le fameux Scribe égyptien du musée du Louvre. On se trompait. Trônant au centre de la salle XXI des antiquités égyptiennes, assis en tailleur au milieu des statues de pharaons et de princesses, le Scribe regarde intensément son interlocuteur. Pour percer le secret de ce regard, toutes les technologies du Laboratoire de recherche des musées de France (LRMF) ont été mobilisées. Les chercheurs ont découvert que les artistes d’il y a quatre mille ans connaissaient parfaitement la physiologie du globe oculaire et la manière de la copier. La technique moderne au service du passé, c’est la nouvelle folie des musées. Partout, les scientifiques scrutent – avec des appareils conçus pour d’autres types de recherches – les tableaux, les sites archéologiques et les objets anciens. ‟Pour mieux les identifier, les comprendre et, finalement, les restaurer”, explique Jean-Pierre Mohen, directeur du LRMF.
Outil vedette de ce laboratoire situé dans les sous-sols du Louvre: Aglae, l’accélérateur de particules qui a permis d’identifier la nature et les composants exacts des yeux énigmatiques du Scribe. Le blanc de l’oeil est en magnésite claire, légèrement veinée de rouge; la cornée est faite de cristal de roche très pur; la coloration de l’iris a été obtenue par application d’une couche de résine derrière le cristal. Pour le trait noir qui maquille l’oeil, le sculpteur a utilisé un filament de cuivre; pour la pupille, il a effectué une minuscule perforation. Mieux, la cornée est convexe, comme celle de notre oeil; l’iris est à peine strié pour mieux absorber la lumière. D’autres statues ont été passées au crible des protons. Par exemple, celle de la déesse Ishtar, façonnée dans un bloc d’albâtre au temps de la gloire de Babylone. Surprise: ses yeux et le grain rouge qui décore son nombril, qu’on croyait en vulgaire verre teinté, sont taillés dans des rubis originaires d’une mine de Birmanie.
Le LRMF travaille déjà avec d’autres instituts, comme le Centre pour la conservation des documents graphiques, celui chargé des monuments historiques et toute une série de départements du CNRS, ainsi qu’avec leurs homologues en Europe et en Amérique. L’industrie se passionne à son tour pour ces recher-ches. Du 16 au 19 septembre, le colloque sur ‟la couleur, art et chimie” réunissait au Louvre historiens d’art, conservateurs et chimistes du monde entier. Ce sont ces derniers qui ont découvert les secrets de la fabrication du bleu égyptien, cette première couleur artificielle composée de calcaire, de sable, de cuivre et de natron, chauffés à près de 1 000 degrés. Ce sont aussi les chimistes qui, alliés aux physiciens, ont justifié la restauration audacieuse des Noces de Cana, l’immense tableau de Véronèse. Et permis au Louvre de restituer à l’intendant, l’un des personnages de la scène, son manteau vert d’origine, caché sous une couche de rouge.
Cette année, IBM, le géant de l’informatique, a décidé de confronter ses technologies les plus avancées à l’oeuvre d’un autre géant, Michel-Ange. Vers 1545, le génial architecte, peintre et sculpteur italien, devenu vieux, façonne une Pietà étonnante qu’il destine à son propre tombeau. Marie Madeleine et Nicodème soutiennent un Christ presque plié en deux. Le bas du corps du crucifié est posé sur les genoux de la Vierge.
Un groupe étrange, car la jambe gauche du Christ est absente: le maître, saisi d’une crise de colère, a fracassé son oeuvre, brisant les bras et les jambes des différents personnages, et peut-être le visage de Marie Madeleine. Un élève besogneux, Calcagni, a tenté de recoller (voire de reconstruire) les morceaux cassés, si bien qu’on ne sait pas vraiment ce qui est de Michel-Ange lui-même et ce qui vient de son disciple. Pour la première fois, un historien d’art, l’Américain Jack Wasserman, va disposer des outils qui permettront de résoudre cette énigme. Dans son Centre de recherche sur les technologies visuelles et le calcul géométrique, IBM a mis au point Virtuoso, une caméra spéciale, destinée à l’origine aux chirurgiens esthétiques, qui peut restituer la réalité en trois dimensions. Des dizaines de milliers de photos de la Pietà ont été prises, sous tous les angles et tous les éclairages possibles. Ces clichés, traités par les puissants ordinateurs d’IBM, ont été rassemblés numériquement pour recréer, sur écran, une représentation en 3D. Que l’on peut manipuler pour retrouver les cassures décidées par Michel-Ange, éliminer les ajouts de Calcagni, créer d’autres bras et jambes ou remodeler sur écran le visage de Marie Madeleine. Wasserman espère ainsi retrouver l’aspect original de l’oeuvre et comprendre pourquoi le maître a voulu détruire une de ses dernières sculptures. L’initiative d’IBM est spectaculaire, elle n’est pas unique. Aujourd’hui, l’usage de l’image virtuelle se généralise dans les labos.
A l’université Michel-de-Montaigne, dans le cadre du Centre Ausonius, Robert Vergnieux, ingénieur de recherche au CNRS, auteur d’une thèse qui retrace, en 3D, les travaux d’Akhenaton dans le temple de Karnak, a même créé un service pour aider les étudiants en archéologie à manier les banques de données, à manipuler des images formées à partir d’archives écrites et de résultats de fouilles. Vergnieux reconstitue actuellement le Circus Maximus de Rome, avec le concours de l’archéologue Jean-Claude Golvin, auteur d’une thèse sur les amphithéâtres romains du bassin méditerranéen, et de l’architecte Marie Péres. On pourra un jour, sur son écran, s’asseoir sur un des gradins du cirque et assister à une course de chars. En attendant, on peut déjà se brancher sur le site Le Boisset: un élève du Sira (Service informatique de recherches archéologiques) y a installé les images restituées d’une forteresse girondine du Moyen Age. Autre initiative des scientifiques bordelais: le site Metamorph recense toutes les adresses Internet susceptibles d’offrir des outils comparables aux historiens et aux artistes.
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metamorph, « Le high-tech au service du passé » par Françoise Monier, L’EXPRESS p.56-57