Dans la perspective de mes réflexions sur les relations entre l’art et entreprise se dresse la question de l’innovation. Voici quelques notes qui suivent la lecture de deux textes et qui posent quelques vibrations très actuelles pour moi. D’emblée je mets de côté toutes les bêtises que l’on pourrait penser sur l’innovation portée par l’art grâce aux nouvelles technologies. Il y a des spécificités certes. Le pinceau en a aussi!
Un de mes projets artistiques s’est récemment vu refuser une subvention publique parce qu’il ne semblait pas être porteur d’innovation (je précise que c’était une subvention artistique). Bien sà»r, je ne me demande pas si l’art doit innover. Je sais que non. Il peut, mais il ne doit pas. L’art peut être porteur d’innovation si on ne l’y contraint pas. Est-ce que quand il innove, cette innovation peut servir de modèle ?
Raphaà«le Bidault-Waddington quand elle réfléchit au rôle de l’art dans les territoires souligne bien qu’il faut être attentif à ce que les initiatives artistiques quelles qu’elles soient peuvent par leurs expérimentations dessiner de nouvelles structures modales aussi bien sociales qu’économiques. Elle rappelle l’importance du rôle des politiques publiques. Elle appelle à la mise en place de dispositifs favorisant l’innovation artistique et permettant la capitalisation de l’innovation.
Je défends ici l’art d’une dérive utilitariste. S’il y a des choses qu’il peut faire émerger, ce n’est que dans la plus belle des libertés : celle de l’entreprise intime. En art cette entreprise est la manifestation d’une nécessité profonde. Elle vient du coeur. Et sans forcément être explicite, elle est à la source de toutes les énergies créatrices. Son dessein est l’oeuvre. Rendre intelligibles et lisibles tous ses liens internes peut la mettre en danger. Ce qu’il y a à entendre et à comprendre de l’art c’est sa libre entreprise, son autonomie, sa place au sein de l’individu. L’art quand il vient peut libérer comme il peut enfermer. Et j’ai l’impression qu’il y a de grandes confusions. Oublions le mot artiste, laissons-le de côté pour parler de quelqu’un dont le domaine sensible est l’art et non pas l’économie.
Je défends ici une valorisation de la créativité, de l’expérience créative, du travail du terrain de la liberté. Parce que ce qu’il y a à trouver en soi la plupart du temps, ce n’est pas l’art, mais la nécessité. Et comme en art, en n’importe quoi, c’est la raison d’être de l’idée qui porte l’énergie du résultat. Gilles Deleuze l’a merveilleusement raconté. On ne peut pas avoir tout le temps des idées. Une idée c’est une fête. Et une idée c’est une manifestation exceptionnelle engagée sur un terrain particulier. Est-ce qu’un peintre peut avoir une idée géniale en économie ?
Nous sommes dans une situation qui semble bien compliquée. Il y a une crise. Les entreprises sont très vite confrontées à une concurrence mondiale. Les politiques essaient d’aider les initiatives locales mises à mal par ce régime dangereux. Là où beaucoup pensent que l’innovation et la singularisation des produits et des services soutenus par la créativité et l’innovation sont les solutions, je rappelle la sobriété et la convivialité. Je ne vois pas de solution viable ailleurs que dans la réécriture de notre rapport aux choses et donc de la place de l’entreprise dans le paysage social. Je crois en une innovation, celle que chacun doit conduire pour ajuster son comportement et redonner un sens à ses gestes.
Comment peut-on encore dire que la course à l’innovation est la solution ? Qu’elle est déterminante pour l’avenir des économies nationales ? Quand je parcours le texte de Philippe Durance ‟ Innovations et territoire : quel modèle pour sortir de la crise ? ”, je tombe à la renverse. ‟ Avec l’avènement de la société de la connaissance, les États reprennent à leur compte l’impératif d’innovation auparavant réservé aux entreprises. Pour rester compétitif, en évitant les confrontations directes et intenables sur les prix, il faut innover sans cesse : améliorer les produits, inventer de nouveaux services, modifier les modèles. La crise a encore amplifié cette tendance, en mettant la nécessité d’innover au coeur des discours relatifs à de nombreuses politiques publiques, avec l’objectif de donner aux territoires une chance d’en sortir. Mais tous les territoires peuvent-ils prétendre participer à la société de l’innovation ? ”
Philippe Durance a raison quand il souligne que l’état doit donner (rendre) la liberté et le pouvoir réel (concret) aux territoires d’agir localement. Mais il oublie qu’il doit garantir cette double histoire dans laquelle notre société l’a enfermé. D’une part, tenir sa place au sein de la société des états. D’autre part, protéger ses habitants. Mais est-ce que nous protéger c’est nous endormir ?
Innover localement pour retenir la consommation locale face à la concurrence nationale ou mondiale ? N’est-ce pas continuer à déresponsabiliser les individus ? Ma responsabilité est de soutenir l’économie locale. Économie dont je devrais dépendre. Mais la mondialisation défait l’espace local dans son malicieux jeu d’échelles. Comme beaucoup j’en prends facilement conscience quand il s’agit de choisir ce que je mange. Et encore faut-il que je puisse faire confiance à ceux à qui j’achète. Parce que je pourrais croire qu’il dessinent une stratégie locale pour s’accorder à mes désirs. Leur responsabilité est la qualité…
Il ne faut pas chercher comment expérimenter afin de découvrir encore de nouvelles choses en pensant que là est potentiellement la solution du sortir de la crise. D’abord parce que ces solutions seront à court terme. Et puis parce que l’expérimentation doit se faire contrainte par la nécessité, pas cadrée par la contrainte de trouver. Hier je discutais avec un chef d’entreprise. Il défendait qu’un projet devait porter du neuf pour qu’il puisse trouver une place sur le marché aujourd’hui. Je lui demandais comment c’était faisable s’il n’y avait pas de besoins. Et il me répondait qu’il y a toujours de nouveaux besoins à identifier en soulignant la difficulté de les identifier… Est-ce que l’art peut aider ? Comment l’encadrer ?
Même si je trouve séduisantes la plupart des idées de Raphaà«le Bidault-Waddington. Je ne suis pas pour la création de laboratoires d’innovation sociétale ni de pépinières d’innovation artistique, ni encore de laboratoires de recherche en art.
Si l’art peut innover, lui donner cette perspective c’est le mettre au service de quelque chose qui n’est pas lui. C’est quelque part l’empêcher d’être. Je vous rappelle l’une des plus belles interventions de Gilles Deleuze : qu’est-ce que l’acte de création ? : ‟ [...]Donc, je reparle de, du fait que je fais de la philosophie, vous faites du cinéma. Alors, ce serait trop facile de dire ben oui, la philosophie tout le monde sait qu’elle est prête à réfléchir sur n’importe quoi. Donc, pourquoi elle réfléchirait pas sur le cinéma ? Or, c’est une idée indigne ; la philosophie n’est pas faite pour réfléchir sur n’importe quoi. Elle n’est pas faite pour réfléchir sur autre chose. Je veux dire, en traitant la philosophie comme une puissance de réfléchir sur, on a l’air de lui donner beaucoup et en fait, on lui retire tout.
Car personne n’a besoin de la philosophie pour réfléchir. Je veux dire, les seuls gens capables, effectivement, de réfléchir sur le cinéma, se sont les cinéastes, ou les critiques de cinéma, ou ceux qui aiment le cinéma. Ils n’ont absolument pas besoin de la philosophie pour réfléchir sur le cinéma. [...] »
Je défends que pour innover, être porteur de changement l’art doit être libre, l’expérience artistique, la ‟ bonne volonté créative ” doit naître dans la nécessité de l’individu. Parce qu’il est créatif, il peut la conduire et changer le monde… Gandhi a laissé ses mots : ‟ Soyez le changement que vous voulez voir dans le monde ”.
Il faut comprendre que l’art peut inventer. Mais il ne le fait pas systématiquement. C’est en garantissant cette liberté qu’il n’a pas la contrainte de le faire qu’il pourra survivre. L’art n’est pas un outil. Il ne sert pas. Et cela, il faut faire l’effort de le comprendre. Car ce n’est réellement que comme cela qu’il pourra être utile. Parce que là et seulement là , il pourra apporter ce qu’on n’aura pas attendu de lui et peut-être il pourra innover.
Il faut abandonner cette terminologie utilitariste. Et entendre la place de l’art ou de la créativité au sens plus général dans notre société. Soutenir l’art comme moteur d’innovation c’est comprendre sa diversité et soutenir cette liberté. Il a sa place partout. Et partout où il peut être, on doit enfin comprendre qu’on ne peut communiquer avec lui que dans les dimensions de son expression. Cette responsabilité incombe à chacun, à l’état, aux privés, etc. Il n’est pas question de théoriser et de papillonner dans les sphères de l’égo, mais de se connecter à la vie !
Tout n’est pas art, mais ce n’est pas important. Ce qu’il est c’est que tout peut être créatif. Le véritable amour est créatif. Il faut être créatif pour sauver le monde. Être créatif ce n’est pas forcément faire du neuf. C’est avant tout faire du nécessaire. Tant que nous répandrons cette nécessité à la surface égotique des choses, nous entretiendrons le malheur loin de la beauté et de l’amour, volontairement, parce que nous en sommes conscients !