(sur une oeuvre de Jacques Perconte)
L’une des plus vieilles et des plus actuelles questions posées à l’humanité en général et aux artistes en particulier porte sur la relation entre la carte et le territoire. Etre humain, c’est s’orienter (et comme l’ont souligné de nombreux chercheurs, la fameuse mondialisation pose le problème de cette perte d’orient, c’est-à -dire de cette désorientation). Etre humain, c’est s’orienter dans l’espace et dans le temps, et toutes les techniques inventées par les hommes n’ont eu de cesse que de chercher à nous affranchir de notre appartenance à un sol et à une époque uniques, à un ici et un maintenant auquel nous n’avons de cesse de vouloir échapper, (comme pour échapper à la mort). Le propre de l’homme est de porter son regard au-delà des limites prescrites par la contingence et la fatalité de cet ici et maintenant î et l’histoire, comme la géographie, mais plus généralement toutes les techniques de mémoire et d’enregistrement, participent de cette ouverture de l’espace et du temps au-delà des limites prescrites par la finitude de notre vie humaine (la carte étant l’une de ces techniques). Avec les réseaux, et le processus de déterritorialisation auquel il conduit, c’est ainsi un nouveau sentiment d’appartenance que nous éprouvons : non plus l’appartenance à un lieu unique î quartier ou ethno culture, mais à plusieurs. Nous sommes à la fois citoyens du monde, habitants d’une ville, touristes consommateurs, voisins de palier, voyageurs de commerce, usagers des transports rapides, passagers et passants, surfeurs sur le web, et membres de diverses communautés. Un tel éclatement spatiotemporel est certes une conquête (la conquête de l’ubiquité pour le dire très exactement avec Paul Valéry), mais cette multiplication de nos identités ne va pas sans poser de problèmes, et tels le personnage de Michaux dans ‟ qui je fus ”, il nous arrive de plus en plus souvent de nous demander qui nous sommes, et où nous habitons. De tels questionnements ont contribué à faire émerger dans le champ artistique les questions du lieu, du territoire, du site comme autant de questions cruciales, s’il est vrai que l’art contemporain, contrairement à l’art des siècles passés est un art mondialisé, qui s’est libéré lui aussi de tout arrimage à un sol (et il est vrai, comme le souligne Daniel Bougnoux et pour prendre un exemple déjà ancien, que le Pop Art est un art qui se trouve partout chez lui î même si la mondialisation de l’art s’effectue sous les auspices d’un marché qui bat majoritairement pavillon américain). Comment articuler lieu et délocalisation, projection cartographique et trajection dans l’espace réel, abstraction et concrétude, mise en forme mathématique d’un monde livré à notre pure intelligibilité et expérience sensible des forces qui agissent au coeur même des lieux et milieux humains. Telles sont les questions auxquelles les oeuvres de Jacques Perconte tentent d’apporter une réponse originale.
Originale, car cette oeuvre – et singulièrement le travail de commande présenté dans le cadre de la semaine internationale des arts numériques et alternatifs (SIANA) au théâtre de l’agora d’Evry î ne cherche pas à opposer l’espace concret du territoire à l’espace mental de la carte. C’est à une déambulation dans (et entre) l’un et l’autre de ces espaces que nous sommes invités simultanément, à une expérience qui en appelle indissolublement à notre vue et à nos sens. Si le regard cartographique est un regard surplombant qui î comme la perspective de la Renaissance î met en ordre le monde à travers la suprématie de l’oeil, et de tous les appareils de projection qui s’en suivirent, le nouveau paradigme des sciences et des techniques qui se présente avec et après la cybernétique contribue à la formation d’un nouveau milieu technique dans le quel l’oeil n’est plus le sens qui domine. Le monde actuel et les prothèses et autres objets nomades qui le composent, relèvent d’un principe de commande qui obéit à l’oeil et au doigt, qui en appelle au tactile autant qu’au visible, à l’haptique autant qu’à l’optique. C’est cette mutation qu’un artiste comme Jacques Perconte, artiste du temps de la programmation, semble avoir saisie, quand ils nous donne des oeuvres à éprouver autant qu’à voir, à toucher et à sentir î telle la terre de l’Essone – autant qu’à décoder î contribuant ainsi à lever la vieille opposition de l’art comme ‟ cosa mentale ” à la Renaissance, et de l’art comme expérience des sens voulue par les impressionnistes (‟ l’oeil, une main ”, disait Manet à Mallarmé). C’est dans cet entre deux qu’opère Jacques Perconte, qui a compris (contre ceux qui opposent classicisme et modernité) la leçon de Manet et celle de Vinci î et qui, en un sens, les réinvente en les articulant.
Norbert Hillaire, université de Nice Sophia-Antipolis le 15 mars 2007
Entre le ciel et la terre, du 14 au 31 mars 2007, galerie du théâtre de l’Agora, Evry
Images de l’exposition : Entre le ciel et la terre
Images de l’aventure et du montage : Evry-Essonne
Le blog journal du projet : Evry-Essonne (une partie des posts sont repris ici)